Outiller le Parlement : 5 propositions pour assurer la continuité de la démocratie et rénover nos institutions

Outiller le Parlement : 5 propositions pour assurer la continuité de la démocratie et rénover nos institutions

Le 5 mai 2020 j’ai adressé un courrier à Monsieur le Président de l’Assemblée Nationale, Richard Ferrand. J’ai formulé 5 propositions pour assurer la continuité démocratique et rénover nos institutions via le numérique. Retrouvez ci-dessous le courrier complet : 

Monsieur le Président de l’Assemblée nationale,

Cher Richard Ferrand,

 

La crise du Covid-19 met à l’épreuve nos processus et instances démocratiques. Les initiatives de consultation et l’usage du numérique qui ont émergé montrent leur potentiel pour garantir une certaine continuité du débat démocratique. Nous devons, en tant qu’élus, assurer le travail parlementaire quelques soit l’endroit où nous nous trouvons, comme le spécifiait déjà il y a de nombreuses années le serment du Jeu de paume.

L’Assemblée nationale a su proposer, dans un temps très court, des solutions temporaires qui ont pu accompagner certaines de nos missions, mais en limitant d’autres, notamment une essentielle : le vote des textes législatifs.

 

Nous vous proposons aujourd’hui, à travers cette note, différentes solutions pour outiller l’Assemblée nationale, assurer de façon pérenne la continuité de notre démocratie et rénover notre institution. Il s’agit plus précisément de :

 

  1. Assurer le débat démocratique par le recours à des solutions de visioconférences souveraines 
  2. Permettre un vote individuel à distance sécurisé
  3. Offrir aux députés un espace de travail sécurisé avec leurs collaborateurs lors du recours au télétravail
  4. Permettre une meilleure co-construction de la loi par la mise en place d’outils collaboratifs
  5. Regagner la confiance des citoyens et lutter contre l’antiparlementarisme

État des lieux de la numérisation des parlements à l’international

 

Par rapport au niveau de numérisation des parlements à l’international, la France est en retard. L’Amérique latine est pionnière avec une dizaine de pays (Paraguay, Brésil, Chili, Argentine, Venezuela, Équateur, Costa Rica, Mexique, Panama) qui utilisent les technologies numériques (vote à distance, vidéoconférences). 

 

En Europe, le Parlement européen, ainsi que la Grande-Bretagne et l’Espagne ont adopté des modes de fonctionnement très innovants dont nous pouvons nous inspirer. 

 

En France, nous pouvons néanmoins noter que plusieurs initiatives ont vu le jour pour poursuivre les débats parlementaires en période de crise. Par exemple, les délibérations en comité se font via des applications de vidéoconférence (Zoom). Cependant, pour le moment le vote reste présentiel, contrairement à d’autres pays.

Au Sénat, la plupart des fonctionnaires et des collaborateurs sont renvoyés chez eux et soumis au régime du télétravail. Parallèlement les sénateurs eux-mêmes se forment aux outils numériques et aux logiciels de vidéoconférence (TIXEO)

Le choix opéré par la France de garder un fonctionnement essentiellement physique peut s’expliquer tant pour des raisons historiques que techniques : sincérité du vote, sécurité des échanges, tradition, etc.

 

Il existe, certes, des limites à l’introduction d’outils numériques au Parlement auxquelles il faut être vigilant. Par exemple le recours à l’application Zoom requiert une certaine prudence : politique de confidentialité peu claire, RGPD pas toujours respecté, conversations non chiffrées.

 

Concernant le vote à distance plusieurs questions de sécurité se posent. La continuité démocratique via le vote numérique fait d’ailleurs l’objet d’un débat vif aux États Unis et suscite de nombreux désaccords entre partis.

Malgré les précautions nécessaires, le numérique reste néanmoins un outil pouvant œuvrer à changer la culture politique française et réduire les silos au service d’une plus grande transparence et ouverture du processus décisionnel aux citoyens. Ceci en vue de contribuer à reconstruire le lien de confiance avec les élus et les responsables politiques. 

C’est dans cet esprit que nous vous soumettons les cinq propositions suivantes.

 

1 – Assurer le débat démocratique par le recours à des solutions de visioconférences souveraines

 

Pour reprendre les propos de la Présidente de la commission de la Défense nationale et des Forces armées, François Dumas, dans Le Monde du 23 avril 2020 :

« La présidente a elle-même évoqué la difficulté de tenir des auditions avec un outil qui pose problème en termes de sécurité, d’autant que nous avons aussi des difficultés de connexion, explique son cabinet. Nous recherchons une autre solution, souveraine si possible et compatible avec l’informatique de l’Assemblée, pour dès la semaine prochaine. »

Force est de constater que le niveau de sécurité des outils de visioconférences utilisés actuellement par l’Assemblée fait défaut.

 

Nous préconisons l’utilisation de solutions souveraines, sécurisées, auditables, si possible certifiées ou libres (tels que Jitsi ou Big Blue Button).

 

  • Le recours à ces outils est possible : le Ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation a déployé depuis longtemps déjà sur le réseau RENATER une instance utilisant le logiciel libre “Jitsi”.
  • L’utilisation de solutions de vidéoconférences ne doit pas faire obstacle au principe de libre accès aux Commissions des députés – la solution techniquement retenue ne doit donc pas avoir pour objet de réduire la capacité de chacun à pouvoir librement s’exprimer et participer dans les conditions prévues dans le règlement de l’Assemblée nationale.

2 – Permettre un vote individuel à distance sécurisé

 

Force est de constater que « Même en période de confinement, l’Assemblée n’avait d’autre choix que de siéger pour voter ». S’il n’existe pas de quorum à l’Assemblée nationale, permettant dès lors à un nombre même très réduit de députés de pouvoir voter la loi, force est de constater que le pluralisme des forces politiques n’est plus représenté.

Dès lors, en sus de la mise en œuvre d’une solution de visioconférence souveraine, il convient de redonner la capacité aux députés de pouvoir effectivement exercer leur droit de vote plein et entier. La situation actuelle n’est pas acceptable : l’impossibilité de pouvoir voter sur chacun des amendements ne sont pas dignes d’une démocratie parlementaire.

 

L’outillage du parlementaire dans ses fonctions de vote aurait deux avantages :

  • répondre à la nécessité de continuer le travail démocratique en période d’impossibilité de réunion du parlement dans son intégrité ;
  • répondre à la modernisation de l’élu sur le territoire – un député pouvant dès lors être à la fois en circonscription, sans devoir revenir à Paris, pour exercer son vote sur chaque amendement.

Quels outils disponibles ?

 

A court terme :

  • Loomio (libre), Decidim (libre) : permettent des discussions et des mises au vote non secrets
  • Balotino ou Opavote : votes seuls, selon plusieurs modes de scrutin qui sont secrets (bulletin de vote sous forme de liens uniques envoyés par courrier électronique)

A plus long terme :

  • Il conviendra de faire évoluer Eliasse (logiciel permettant de suivre en direct via un paraphe le déroulé des amendements en hémicycle et en commission) pour permettre le vote (en direct ou anticipé), et ajouter un flux vidéo provenant de l’hémicycle. La modernisation du système informatique de l’Assemblée semble sur ce point un axe crucial pour les prochains mois. Les expériences récentes ont malheureusement montré qu’à la fois le logiciel Eliasse, mais aussi Eloi (logiciel permettant le dépôt des amendements) étaient obsolètes. 

Autres outils possibles à évaluer :

    • DemocracyOS (libre) : logiciel utilisé par l’Assemblée pour sa plateforme de consultation
    • VoteIT (libre)

S’inspirer et coopérer avec nos voisins européens

L’expérience singulière que nous sommes en train de connaître est partagée par un constat à l’échelle européenne du besoin de réinventer notre travail démocratique. 

    • En Espagne : la possibilité de pouvoir voter en ligne pour les députés existe depuis 2012, via un Intranet spécifiquement développé pour ;
    • Au Royaume-Uni, une application “Member Hub” est en cours de développement ;
    • En Argentine, un vote par un système de “token” a été mis en place ;
    • L’Union européenne semble être plus en retard, avec un système de vote par courriel.

3 – Offrir aux députés un espace de travail sécurisé avec leurs collaborateurs lors du recours au télétravail

 

  1. Messagerie instantannée

Des outils souverains existent en dehors du triptyque Signal/WhatsApp/Telegram : c’est le cas par exemple de la messagerie “Tchap” :

  • une solution de messagerie instantanée et sécurisée dédiée aux agents de l’État souhaitant communiquer entre eux et échanger des informations sensibles depuis leur ordinateur.
  • Plusieurs fonctionnalités existent pour faciliter les communications, soit à deux, soit en groupe, grâce à des messageries instantanées disponibles sur Internet.
  • Depuis janvier 2020, Tchap est ouvert aux parlementaires et à leurs collaborateurs, qui peuvent inviter n’importe quel autre interlocuteur. 

Il serait donc pertinent de l’expérimenter à l’Assemblée nationale afin que cette messagerie devienne non plus une alternative, mais le mode de communication privilégié non seulement entre collaborateurs, mais aussi entre les services.

 

  1. Cloud et outils collaboratifs

Les outils de type Google Doc, Microsoft 365 ou encore Dropbox sont couramment employés au sein des équipes. Les raisons invoquées sont souvent les mêmes : simplicité, rapidité de mise en œuvre ou disponibilité.

Or, des solutions libres sont à repenser : OwnCloud par exemple pour les solutions de cloud.

En outre, il conviendrait de permettre de doter les équipes parlementaires et les parlementaires d’outils permettant de travailler de manière collaborative (Framapad, CodiMD, etc) ainsi qu’un espace de stockage des documents accessible à distance. 

  

4 – Permettre une meilleure co-construction de la loi par la mise en place d’outils collaboratifs

 

La crise de confiance de notre démocratie n’est pas un constat nouveau. Elle se caractérise par une défiance et un désintérêt dans le politique et la perception de l’absence de prise en compte des opinions des citoyens, associations, en dehors des périodes électorales :  pas assez d’écoute, pas assez d’échanges sur des sujets de société emblématiques – retraites, travail, environnement, etc. – (ex : crise des gilets jaunes, grève sur les retraites). 

 

Face à ce constat inquiétant, des innovations démocratiques, plus ou moins ambitieuses, ont émergé avec pour horizon des nouvelles formes de participation et la nécessité de décentraliser une partie de la prise de décision. La participation massive des citoyens lors du Grand débat national, et actuellement à la convention citoyenne pour le climat, est un message fort qu’ils nous envoient, et que nous ne pouvons plus ignorer. Les initiatives abondent dans toutes nos démocraties : multiplication des plateformes de consultation sur des questions d’intérêt général, expériences de budgets participatifs, création d’ateliers de co-construction de la loi, développement des pétitions en ligne, etc.

 

Tout en restant l’institution de représentation des citoyens, l’Assemblée nationale doit désormais consacrer le principe de la participation citoyenne et le traduire dans les faits à toutes les étapes de la construction et du suivi de la loi. De la phase de la conception de la proposition ou du projet de loi, le plus en amont possible, en passant par les différents stades de l’examen et de la discussion du texte jusqu’à son adoption définitive sans oublier la phase de l’application et de l’évaluation de la loi votée : les citoyens doivent être en mesure de participer de façon effective à chacune de ces étapes pour devenir, enfin, de véritables acteurs de la fabrique de la loi.

 

C’était tout l’objet du rapport “La démocratie numérique et les nouvelles formes de participation citoyenne” que nous avions publié avec ma collègue Cécile Untermaier et dans lequel nous avions fait des propositions ambitieuses en ce sens. De ce rapport sont nées la mise en place d’une plateforme de consultation citoyenne de l’Assemblée nationale et l’intégration d’un droit de pétition plus vivant dans le règlement de l’Assemblée nationale. 

Si la plateforme de consultation est aujourd’hui relativement bien utilisée par les parlementaires, nous devons aller plus loin et la généraliser pour de nombreux textes de loi. 

 

En revanche, l’intégration d’un droit de pétition impactant dans le règlement de l’Assemblée nationale, annoncé en juin 2019 par la Présidence de l’Assemblée nationale, semble prendre un certain retard dans sa structuration et sa mise en place opérationnelle. Le Sénat a déjà mis en place sa plateforme de pétition. Vous aviez annoncé, le 9 octobre dernier, doter l’Assemblée d’une plateforme autonome chargée de recueillir les signatures de pétitions, opérationnelle au printemps 2020. L’authentification se ferait avec le dispositif France Connect, géré par la direction interministérielle de l’informatique de l’État. Au-delà de 100 000 signatures, les pétitions sont mises en ligne, et à 500 000 signatures, elles peuvent faire l’objet d’un débat en séance publique. 

 

Qu’en est-il de la mise en place opérationnelle de l’outil à l’Assemblée nationale ?

 

L’évaluation rapide de la mise en place d’une plateforme similaire à celle installée par le Sénat dans le cadre des e-Petitions est nécessaire. Le logiciel utilisé Decidim semble avoir fait ses preuves dans ce cadre.

Nous appelons à une coordination entre les chambres pour la mise en place d’outils libres et auditables : la France doit montrer l’exemple en développant ses propres outils Open source afin de répondre à cette ambition d’un parlement ouvert.

 

5 – Regagner la confiance des citoyens et lutter contre l’antiparlementarisme

 

Aujourd’hui, il est clair qu’élection après élection la défiance envers les élus ne fait que croître. Regagner la confiance des citoyens est indispensable pour lutter contre l´antiparlementarisme qui les a gagnés depuis quelques années notamment sur l’opacité du travail des élus et de leur utilisation des fonds publics. Ces derniers ont en effet le sentiment de ne plus être correctement représentés :  selon le baromètre de confiance du Cevipof’ entre 2009 et 2019, 79% des interrogés déclaraient avoir des sentiments négatifs dans la politique. 

 

Ainsi pour favoriser l’information et la transparence autour du travail parlementaire, nous pourrions, entre autres, partager nos agendas quotidiens parlementaires et publier en open data l’utilisation de nos frais de mandats.

 

Transparence de l’utilisation des frais de mandat

 

La transparence de l’utilisation des frais de mandat est souvent un sujet qui cristallise l’opinion publique. Dans cette optique, la loi pour la confiance dans la vie politique, promulguée en septembre 2017, a introduit des obligations pour améliorer la transparence et la confiance vis-à-vis de l’utilisation de l’argent public.

Depuis janvier 2019, l’article 3 de l’arrêté du Bureau n°55/XV du 7 novembre 2018 pose le principe selon lequel tout député est tenu d’enregistrer, annuellement, les dépenses qu’il règle selon un classement normalisé.

Parce que nous sommes redevables envers les citoyens qui ont le droit de comprendre et connaître comment l’argent public est utilisé (Articles 14 et 15 de la Déclaration des de l’homme et du citoyen de 1789), avec l’initiative non partisane du Bureau ouvert, nous avons développé un outil de visualisation des dépenses des frais de mandat des députés

 

Agenda en ligne

 

La mesure du temps de travail des parlementaires et l’impression de n’avoir aucune visibilité sur les engagements qu’ils ont pris lors de leur élection provoquent aux citoyens le sentiment de ne plus être correctement représenté. 

Nous devons être transparents sur ce que nous faisons au quotidien, car notre travail est riche et diversifié. Aujourd’hui, notre action parlementaire est jugée à la seule présence en hémicycle ou en commission. Nous savons tous très bien qu’il va au-delà de ces instances.

Avec mon équipe, nous mettons mon agenda en ligne, via un outil libre, et tous les citoyens peuvent ainsi connaître :

    • les réunions que j’ai avec mon équipe,  avec mes électeurs, ou avec les lobbys ;
    • mon activité à l’Assemblée nationale, mon rôle dans les commissions ou en auditions ;
    • mes déplacements internationaux.

Bien entendu, cette transparence permet également d’afficher les rencontres que nous pouvons avoir avec les différentes parties prenantes lors de l’étude d’un texte : citoyens, associations, lobbys, etc. A ce sujet, nous pourrions envisager d’aller plus loin en mettant en place une plateforme ouverte à tous sur laquelle les représentants d’intérêts publieraient leurs propositions d’amendements pour un lobbyisme plus transparent.

Tous ces outils sont développés en open source pour permettre la collaboration et le partage avec autres initiatives ou autres Parlements dans le monde.

 

A l’exposé de ces différentes propositions, nous souhaiterions, Monsieur le Président, pouvoir échanger avec vous prochainement sur ce sujet, et nous sollicitons, à cette fin, un rendez-vous de travail.

Nous vous prions de croire, Monsieur le Président, à l’expression de notre haute considération.

 

 

Paula Forteza

Députée de la 2e circonscription des Français établis hors de France

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